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séminaire de Bourgueil

Un séminaire de travail s’est tenu les 17 et 18 décembre 2015 à Bourgueil en Touraine, autour de la relation entre l’homme et l’animal, avec au cœur des préoccupations, la question de l’abattage. Cette rencontre faisait suite à une première, qui s’était tenue à Paris en décembre 2013, puis un atelier qui avait eu lieu lors de la rencontre internationale des agriculteurs bio-dynamistes à Dornach en février 2015.

compte- rendu :

Avec 35 participants, dont une quinzaine d’éleveurs, plusieurs citoyens hors filière mais concernés, des vétérinaires ou autres accompagnants d’animaux et d’éleveurs, la configuration humaine présente était variée pour aborder ce sujet avec implication : une des règles du jeu de la rencontre était de faire appel à l’expérience personnelle du vécu avec l’animal, plus qu’aux analyses ou considérations extérieures glanées çà ou là… Une proportion d’ailleurs importante des personnes présentes avaient l’expérience d’avoir donné la mort à un animal domestique. Certaines personnes étaient végétariennes (fléxitariennes plus exactement, c’est-à-dire végétariennes avec flexibilité !).

Après une présentation du contexte de l’Université du Vivant et de son objectif de créer du nouveau en terme de connaissance du vivant et d’éthique d’action par la rencontre de diverses approches, il était insisté, comme pour chaque évènement de l’UV, sur l’importance de l’écoute active de l’autre pour que cette « création » ait lieu. Une double responsabilité en fait puisqu’à celle de l’écoute qu’on a qualifiée d’empathique, celle de la prise de parole de façon adéquate s’allie pour qu’une compréhension profonde s’installe entre interlocuteurs.

Des textes, des photos ont jalonné ou accompagnés le déroulement du séminaire de façon esthétique, poétique parfois, avec une implication forte de tout le comité de pilotage.

Les deux journées étaient conçues de façon progressive : en premier lieu, la place de l’élevage dans la société actuelle a pu être abordée avec le sens qu’y mettent ceux qui le pratiquent ou le côtoient, avec l’intention d’approfondir l’essence de la relation de l’homme à l’animal plutôt qu’à en dénoncer les dérives, et leur corollaire, la négation ou l’évitement.

Ensuite les expériences des abattoirs de Bourgueil, de Die, et de Bavière ont été présentées par des « usagers » et porteurs de ces réalisations : les nécessités des différents acteurs de la filière, les questions juridiques, les aspects techniques, venaient illustrer comment sur le terrain des hommes s’allient pour qu’une proximité (qui va jusque dans les fermes pour l’abattoir mobile de Bavière), une transparence (qui peut être organisée sous la houlette d’un préfet), un bien-être animal (vécu par l’accompagnement possible de l’éleveur), soient finalement rendus compatibles avec des exigences parfois bien extérieures, et toujours teintées de considérations économiques. Des questions concrètes sont ainsi apparues sur l’adéquation de certaines pratiques améliorant –ou pas ?- le confort des animaux, sur le bien-fondé de certains procédés de mise à mort, etc.

Dans la relation à l’animal, l’homme a souvent tendance à parler à sa place, se permettant parfois des projections anthropomorphiques faute d’entrer avec lui en communication explicite. L’éleveur connait des signes qui chez l’animal montrent une approbation ou au contraire une réprobation pour les soins qui lui sont prodigués ; l’éleveur attentif en connait davantage, et de façon sensible, l’éleveur industriel aura tendance à confier ces « paramètres » à des machines détectrices. Lorsqu’il s’agit de savoir si pour un animal « tout se passe bien », ou encore de décrypter des comportements ponctuels ou habituels, certaines personnes –pas forcément des éleveurs- développent un talent de communication avec l’animal. C’était le cas pour Roland Ducroux, Bernadette Lichtfouse, et Marie-Christine Favé qui ont pu exposer leurs pratiques en la matière ; Illustrant par cette occasion encore que l’approche du vivant est véritablement plurielle puisque les animaux « répondent » semble-t-il avec nuances aux différentes façons proposées.

Pour la soirée, Stéphanie Félix a su éveiller notre curiosité d’enfant et conter avec humour le tragique destin d’un cochon si bien rangé à l’intérieur…

Le lendemain matin, Eric Devant nous a emmenés visiter ses génisses pâturant les prairies du val de Loire ; celles-là mêmes qui sont destinées, via l’abattoir de Bourgueil à garnir les étalages de bouchers et les assiettes de nombreux consommateurs locaux.

Des discussions en petites tablées (4-5 personnes) ont suivi, selon le principe du world café, permettant un brassage des interlocuteurs tout en filant un brin solide de conscience de ce qui nous relie à l’animal et comment sa mort nous place devant nos responsabilités.

. Le temps des restitutions a confirmé que les vécus et les interrogations profondes sont bien vivants chez les différents partenaires sous des formes qui se rejoignent. Une façon finalement de se mettre au diapason, de légitimer des convictions sensibles, de les relativiser parfois ; toujours en tous cas l’occasion d’enrichir les expériences vécues personnellement grâce aux témoignages des voisins de tablées !

Certains gros plans ont pu être enfin apportés en plénière, notamment l’expérience de Stéphane Dinard qui a délibérément renoncé à l’abattoir public pour une pratique à la ferme de l’abattage de ses cochons et bovins, en toute transparence, en tout professionnalisme, en tout amour on pourrait dire pour les animaux qu’il élève.

Faute de temps, le jeu de dialogues entre acteurs de la filière n’a pas pu avoir lieu : c’était une étape pour passer de la conscience individuelle à une conscience prise de façon collective, sur laquelle peuvent se bâtir des projets d’avenir.

La dernière demi-journée a été consacrée à rassembler les éléments qui avaient, au fil des rencontres inter-individus, inter-tablées, pu se détacher comme des pistes pour un travail à approfondir. L’ITAB pourrait en être la courroie de transmission dans la mesure où son objet est bien de nature technique et pragmatique. L’université du Vivant quant à elle sera encore le lieu – si elle en trouve les moyens- où les connaissances indispensables au discernement dans l’action pourront s’élaborer dans la rencontre d’approches variées.

Bilan et perspectives :

Lorsqu’on prépare un séminaire sur l’abattage des animaux, les multiples contacts pris montrent que des gens sont engagés et impliqués un peu partout –en France en l’occurrence- . Il y a une nécessité qui fait force d’initiative : des éleveurs « abandonnés » parce que les abattoirs de proximité ferment, des filières complètes sous contrôle d’industriels, une opacité qui dissimule mal des traitements que l’on redoute pour les animaux, une économie de la viande qui s’affranchit à la fois des distances, des frontières, mais aussi du respect de l’animal qui a donné sa chair. Cette nécessité ne fait pas de place aux états d’âme. C’est surtout du pragmatique, du réaliste, qui se fraye une légitimité dans le dédale de l’économique et du juridique. Ici un projet d’abattoir par et pour les éleveurs 100 % vente directe, là une reprise multipartite d’un abattoir menacé de fermeture, où éleveurs et bouchers sont associés, là encore c’est un grand distributeur qui assure son achalandage par son investissement… Alors bien entendu, à Bourgueil comme à Bellegarde sur Valserine ou ailleurs, des projets qui tiennent la route se dessinent, se financent, se gèrent au quotidien, avec des éleveurs qui se maintiennent, et une consommation locale qui résiste à la déferlante industrielle.

Le technique, le juridique, l’administratif, fondent les nouveaux projets. Et c’est une condition sine qua non de leur existence. Le feu de l’action, la pression des financeurs, l’obligation de résultat des politiques qui mettent de l’argent public, tout cela ficèle des projets où l’intuition du bienfondé de la proximité jouxte l’intuition de la bienveillance envers l’animal. Mais dans le fond ni l’une ni l’autre de ces intuitions n’a véritablement pignon sur rue. En amont, le sens de l’élevage, la nature du lien entre l’homme et l’animal, n’a pas d’expression publique fondée (en dehors de réseaux comme le MABD ou N&P), et reste l’apanage de mouvements lanceurs d’alerte qui brandissent les scandales sans créditer pour autant un lien constructif entre l’homme et l’animal. En aval, règne une économie exigeante, déconnectée du rôle possible du lien de l’animal avec la Terre, où chaque partie veut sa part du gâteau la plus grosse possible, ce qui implique un gâteau aussi de plus en plus gros… C’est entre ces deux frontières que les projets se frayent encore une possibilité d’exister.

Notre proposition de rencontre, en répondant à cet appel intuitif de personnes sensibles au sujet de l’abattage, avait pour objet de se dégager de ces contraintes qui enserrent les projets et les cantonnent dans des espaces de plus en plus restreints. Il s’agit de poser le fait que de nombreuses personnes se retrouvent sur des valeurs partagées, et sont surtout en recherche dynamique d’un unisson au-delà de points de vue bien différenciés et de situations personnelles dans la filière.

Derrière la technique et le juridique, il y la notion de bien-être animal ; autrefois les rituels étaient guidés par les religions, spiritualités, croyances ; ils sont aujourd’hui automatismes). Les sacrifices tels que pratiqués lors de la fête de Gadhimaï, récemment abolis par les autorités religieuses qui les couvraient auparavant montrent que le sens initial a souvent été perdu ou du moins n’est plus en accord avec l’évolution sociale. Les rituels, s’ils ne sont pas ré-interrogés à l’aulne des connaissances et croyances en renouvellement, risquent de se scléroser, et deviennent source de conflits ou d’incompréhensions au lieu de rite de rassemblement (c’est un peu le cas actuellement en France avec les pratiques cascher ou halal). D’autre part la question essentielle de la souffrance animale montre l’ignorance dans laquelle nous sommes vis à vis du vécu des animaux. Il y a la souffrance physique, bien sûr avec les inconforts du transport, les maltraitances éventuelles au cours de manipulations, la brutalité parfois des couloirs de la mort ; il y aussi la souffrance « morale », due à l’ignorance par l’homme de la réalité du lien subtil qu’il noue avec l’animal lors de son élevage ; sur ces deux points, dont le dernier est très souvent négligé, estimé non scientifique ou mis au rang d’une sensiblerie déplacée, nous constatons la limite des connaissances officielles actuelles ; la croyance fait alors office de certitude, les préjugés abondent en la matière. Il y a là un champ d’investigation immense qui demande pour être éclairé que l’animal soit approché de façon nouvelle. Les interventions des « communicants » -des personnes ayant la faculté d’entrer en communication avec l’animal- au cours du séminaire nous l’ont montré. Interroger l’animal, c’est un changement de paradigme qui le place en interlocuteur potentiel, c’est le reconnaître comme un être digne de respect, entendable dans ses aspirations. C’est une voie actuellement qui se fait jour et ouvre la porte d’une collaboration renouvelée dans la réciprocité qui lie l’homme et l’animal. Une piste de travail serait simplement d’écouter les « communicants », sans à priori, d’en faire l’expérience éventuellement, d’en recouper tout à fait rationnellement les apports, d’en dégager un vrai discernement collectif, traduisible en applications pratiques concrètes.

Derrière les exigences économiques, la place n’est donnée à l’animal qu’en tant que poids de carcasse. La course à la qualité est bien marginale aujourd’hui, alors qu’un bovin sur deux est destiné à devenir du beefsteak haché ! Certains bouchers revendiquent la qualité : le choix de la bête au pré, le savoir-faire de la découpe, la valorisation des morceaux… les éleveurs savent la qualité de leurs bêtes : une course à la productivité les entraine vers des pratiques bien peu avouables (même à eux-mêmes !), alors qu’un élevage en « bonnes pratiques » assure une viande plus savoureuse, et plus nourrissante. Pas de généralité pour qualifier les uns ou les autres maillons dans ces filières dont l’opacité permet de couvrir des pratiques incognito, isolées ou généralisées (comme l’administration d’antibiotiques dans les aliments des cochons). On pourrait dire que toutes les moralités sont permises. Dans ce contexte, une économie encore bien marginale redonne de la valeur à la viande : une valeur reliée au sens de la production animale au sein de l’agriculture, reliée à une consommation juste de la viande, reliée en fait à une relation sainement vécue entre l‘homme et l’animal.

Les abattoirs doivent savoir à quelles filières ils œuvrent. Tiraillés entre un tonnage et une productivité qui rentabilisent des investissements d’un côté, et d’un autre une volonté de transparence, de proximité, de service local qui signifient souvent des charges proportionnelles plus élevées, les calculs montrent où se situe la ligne des profits. Il faut donc être clair : le courant dominant entraîne dans une direction qui n’a plus de sens ni pour l’homme, ni pour l’animal. Vouloir résister, en se maintenant au-dessus de la ligne des profits avec les critères actuels, c’est se vouer à une marginalité sans se développer. Mais alors comment imaginer des abattoirs qui seraient des lieux de vie pleinement économiques ? Des éleveurs, des bouchers, des consommateurs, des restaurateurs, des citoyens, il y en a tout de même toujours plus qui aspirent à ne pas rester sur un créneau confortable, qui aspirent à un cercle vertueux qui entraînerait la consommation, la transformation, la production dans des justes mesures par rapport à son territoire, ses habitants, et souhaitent s’élever aussi à la dignité de l’animal. Cela veut dire établir ensemble des exigences « culturelles », qui allient le sens de l’élevage, une représentation de la mort, de la nourriture (que veut dire manger beaucoup de viande, ne pas en manger, est-ce qu’il y a un tact socio-environnemental qui serait indicateur ?) Cela veut dire aussi traduire ces exigences en termes de coûts économiques non pris en compte habituellement, et savoir les seuils en deçà des quels les bas coûts deviennent des coups bas pour les animaux ou les hommes… Et cela veut dire prendre la responsabilité de ses exigences, c’est-à-dire répartir au long de la filière, en toute transparence, ces coûts pour que n’incombe pas à une seule catégorie d’acteurs la charge totale ou bien dans l’autre sens les bénéfices totaux (les autres acteurs restant des militants ou des nantis !)

Voilà donc deux pistes bien concrètes en perspective : 1 rassembler une connaissance des liens subtils entre l’homme et l’animal, c’est une recherche permanente, une ouverture sans à priori pour se forger un guide d’actions, un protocole, un rituel actualisé et co-élaboré entre l’homme et l’animal. 2 Etudier les termes d’une économie de partenariats où le maximum de profit n’est plus la priorité, mais où les exigences culturelles prennent le juste relai de la dictature du profit. Ceci peut être dans un premier temps théorique, et nous serions sans doute surpris des marges concernées : la pratique de partage équitable engendrerait probablement un léger surcoût à chaque opérateur sans remettre en question la viabilité économique d’aucuns d’entre eux ! Dans un deuxième temps, il s’agit de vouloir s’allier les partenaires de territoires réels avec qui il est possible de le faire, alors qu’aujourd’hui tout prédispose à opposer boucher et éleveur, consommateur et distributeur, etc. Cela demandera une énergie, une volonté portée par une conscience partagée : elle est là, mettons-la en évidence, c’était aussi le propos des rencontres de Bourgueil.

En conclusion, je voudrais évoquer la question du temps, qui a été si pleinement abordée lors d’une tablée : l’histoire des abattoirs s’est construite sur la conquête du temps ; c’est dans les abattoirs qu’a été inventé le travail à la chaîne qui a été ensuite relayé par l’industrie ! Cette conquête, qui est en fait un anéantissement du temps, mène à un non-sens et à la négation de nos partenaires animaux. Une nouvelle conquête du temps est aujourd’hui nécessaire : réintroduire le temps comme facteur de co évolution entre l’homme et l’animal : des éleveurs le vivent dans le quotidien, des tueurs d’abattoir aussi dans la qualité de leur geste, des bouchers le pratiquent dans la maturation de la viande, des consommateurs aussi dans la fréquence de consommation… Bref, jusqu’au temps dont a besoin une concertation pour que des décisions se prennent collectivement sur des critères choisis ensemble et non imposés de l’extérieur.

Et alors, on parle de l’élevage ; l’éleveur, par son compagnonnage avec l’animal l’extrait du domaine sauvage pour le faire entrer dans sa demeure, le rendre domestique. L’élevage c’est comme un contrat : l’éleveur donne à l’animal, et reçoit de l’animal ; L’animal donne à l’homme et reçoit de l’homme. Mon expérience personnelle d’éleveur m’a montré que l’animal – la vache en l’occurrence- m’avait aussi « élevé » globalement et en des circonstances précises. De retour de Bourgueil, je me rends compte aussi que l’animal que nous avons considéré à travers sa mort au cours de ces journées nous offre plus. Il nous propose de nous élever de façon collective ! Parce que c’est collectivement qu’une conscience et une force pourront se rendre agissantes, en toute responsabilité vis-à-vis de partenaires animaux dont la docilité ne veut sans doute pas dire naïveté, peut-être juste respect inconditionnel de notre liberté.

Pierre Dagallier

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